Le reggae en Angleterre : 1967-97. Camion Blanc, 2016.
Ce livre est publié par la maison d’édition Camion Blanc, spécialiste des ouvrages sur le rock, qui a déjà produit des monographies sur des artistes anglais tels que Judas Priest, les Sex Pistols, Joy Division, The Cure ou David Bowie.
1 On peut regarder ce documentaire (en anglais) en ligne ici : https://www.youtube.com/watch?v=xtQCYz (…)
2Eric Doumerc a déjà écrit en 2014 un livre sur le reggae dont la majeure partie analyse les paroles d’une sélection de chansons, et il est l’auteur d’autres livres sur la musique et la poésie antillaise. Ce nouvel ouvrage présente à un public francophone un large panorama de l’évolution et de l’impact du reggae au Royaume-Uni. Il peut utilement être accompagné, pour ceux qui comprennent l’anglais, du documentaire de la BBC Reggae Britannia.1 M Doumerc montre une connaissance approfondie de ce courant musical, et a profité de nombreux séjours dans les « quartiers jamaïquains » d’Angleterre pour faire sa recherche.
3L’ouvrage est divisé en 4 chapitres. Le premier traite de la présence des Jamaïquains en Angleterre, arrivés en nombre après la deuxième guerre mondiale, attirés par les emplois disponibles dans les grandes villes. Ensuite, trois chapitres présentent chacun une décennie (110 pages sur les années 1970, 70 pages sur les années 1980, et 16 pages sur « l’héritage de la musique jamaïquaine pendant les années 1990 »). Une discographie et bibliographie sont fournies en fin de volume. L’accès facile sur internet à l’essentiel des chansons évoquées dans le volume permet de rendre le récit encore plus vivant, surtout dans certaines pages où on évoque beaucoup de noms d’artistes. L’auteur fait le choix heureux de citer et d’analyser des extraits substantiels des paroles des chansons et de les traduire en français.
2 Bien expliqué dans un autre documentaire de la BBC, The Story of Skinhead ici https://www.youtube.c (…)
4L’objectif de M Doumerc est de retracer le développement du reggae et de ses publics. Tout d’abord écouté uniquement par les Antillais, la musique reggae deviendra un des marqueurs clé de la subculture skinhead, dans la période avant l’identification d’une bonne partie de cette subculture avec des idéologies racistes.2 Ensuite, le tournant de beaucoup d’artistes reggae vers l’idéologie rastafarienne basée sur un retour à l’Afrique et un rejet de l’Occident, va rendre temporairement plus difficile la diffusion grand public de cette musique.
3 Bernard Coard, How the West Indian Child is Made Educationally Subnormal in the British School Syst (…)
4 Stephen Lawrence, assassiné par une bande raciste en 1993. Le scandale du traitement raciste de l’e (…)
5Le plus long des chapitres, sur les années 1970, commence par un rappel des effets du racisme sur la génération d’Anglo-Antillais nés en Angleterre et peu encline à baisser la tête comme leurs parents s’étaient sentis obligés de le faire. La publication en 1971 de la brochure de Bernard Coard dénonçant le racisme institutionnel du système éducatif sert de marqueur emblématique.3 La violence raciste n’était pas rare, et, vingt ans avant le cas de Stephen Lawrence,4 les meurtres racistes des années 1970 ne donnaient pas lieu à de larges campagnes politiques.
6Doumerc nous présente dans cette partie une série de pionniers du reggae en Angleterre, construisant un récit vivant qui ne devient jamais une liste ennuyeuse. Le reggae britannique se séparait lentement de ses ancêtres jamaïquains, et dans un contexte de chômage massif, le milieu reggae devenait un style de vie pour une partie de la jeunesse antillaise des grandes villes. Les chansons des groupes tels Aswad et Misty Roots protestaient contre la violence policière et la misère. L’auteur nous fournit une explication très pédagogique de la vision rastafarienne et les spécificités de sa version britannique, à l’aide de commentaires des paroles de quelques chansons influentes.
L’histoire sociale des jeunesses issues de l’immigration et l’histoire technologique des modalités de production et de diffusion des musiques populaires ont évidemment beaucoup influencé l’évolution de ce genre musical, mais Doumerc montre qu’il ne faut pas négliger l’importance d’initiatives politiques et volontaristes. Face à la montée de l’extrême droite au milieu des années 1970, la campagne Rock against Racism fut établi, largement épaulée par les partis d’extrême gauche. Pendant quelques années, des centaines de concerts locaux et quelques évènements nationaux furent organisés. Le format était presque toujours le même : un groupe de punk (blanc) et un groupe de reggae (noir), le groupe de reggae en tête d’affiche. L’initiative a réussi, à un moment clé, à faire en sorte que le racisme ne soit plus ‘cool’ chez les jeunes, mais elle a également transformé la musique reggae. Les rencontres musicales des artistes noirs et blancs, précédemment séparés de facto (les publics punks étaient blancs, les publics reggae majoritairement noirs) ont mené directement au travail hybride de The Clash (une dizaine de morceaux sur l’album Sandinista en 1980 témoignent d’une forte influence reggae). Le style Two Tone suivra rapidement derrière.
7Rock against racism ne constitue qu’un des aspects militants du reggae britannique. La popularité croissante du poète reggae Linton Kwesi Johnson, dont le premier album date de 1978, et qui deviendra en 2002 le premier poète noir édité par l’édition de poche Penguin Modern Classics, en témoigne. Les titres de ses recueils, de Inglan is a bitch (L’Angleterre est une salope) de 1980 à Mi Revalueshanary Fren (Mon ami révolutionnaire) donne une indication de ses priorités : une expression politique radicale, rédigée dans un dialecte jamaïquain dont l’utilisation même est contestataire. En une vingtaine de pages l’auteur nous présente le travail de Linton Kwesi Johnson, et la puissance émotionnelle et politique de ces poèmes dans le contexte de l’époque. Johnson ne sera pas le seul poète dub à connaître un grand succès. Quelques années plus tard, Benjamin Zephaniah suivra son exemple et deviendra connu nationalement avec des albums tels que Us and Dem en 1990 et Belly of de Beast en 1996, œuvres qui commenteront l’actualité avec un humour mordant.
8L’arrivée des années 1980, avec d’un côté les gouvernements thatchériens néolibéraux et, de l’autre, l’avancée rapide des politiques multiculturelles mises en place par les municipalités des grandes villes, tenues par les travaillistes, changera le contexte de la musique. UB40 et Madness feront du reggae un produit extrêmement populaire. UB40 chantera beaucoup de chansons d’amour, mais aussi des morceaux anti-impérialistes (tel « Burden of Shame » – « Le Fardeau de la honte »).
9Le reggae n’est pas toujours un genre contestataire, pourtant. Les années 1980 apporteront un nouveau style baptisé « lover’s rock » porté par des chanteuses telles que Sandra Cross et Louisa Mark, se concentrant sur des morceaux romantiques.
10De rares erreurs sont à signaler dans le livre : le grand historien des Noirs britanniques est Peter Fryer (et pas Stephen) ; mais ces erreurs ne nuisent pas à la lecture.
5 Dont les auteurs les plus influents sont Philip Tagg, Simon Frith, Richard Middleton, Andy Bennett, (…)
11Il s’agit d’un livre qui s’adresse à un public relativement large. On n’y trouvera pas de réflexions théoriques sur le reggae, sur sa rhétorique, ni sur les rôles qu’il permet de jouer et les raisons de son appropriation par un grand nombre de personnes non-antillaises. Ce travail prend un point de vue Cultural Studies en général, c’est-à-dire qu’il conçoit le reggae comme une activité de masse permettant à une population opprimée d’être présente dans l’espace public et dans le paysage symbolique d’une époque. Le livre n’est pas enraciné dans les Popular Music Studies et leurs théories sur les structures et la sémiotique des répertoires musicaux.5 Cependant l’auteur nous fait vivre un véritable festival de musique jamaïquaine en bouillonnement, et l’on ne regrette pas de l’avoir lu.
John Mullen, Revue Française de Civilisation Britannique, XXIII (2018)